Dernier jour de 2018. Le réveil sonne tôt, très tôt : 4h. Des sous-pulls en laine fine, un bonnet, des moufles. Des lunettes de soleil. Le Nikon, cinq pellicules de 36 poses. Deux romans. Ma valise est bouclée. Petit déjeuner et diner achetés à la boulangerie de la gare. On m’offre une pièce sèche à la confiture. Bonne année, Madame.
6:56 le premier train. Désert. Je mange ma brioche au safran, ma playlist "Skärgård" dans les oreilles, celle que j’écoutais en boucle entre deux îles dans l’archipel l’été 2017.
8:18 le second train. Je m’installe pour plus de 6h. Je lis, j’écoute un peu de musique pour assourdir les voix qui m’entourent. Domodossola, première gare italienne, il est 10h25. Vietato attraversare i binari. L’architecture commence à sentir le Sud. Soleil. Ciel bleu. Gallarate, Milano Centrale, Brescia, Peschiera del Garda, Verona, Padova, Mestre. Le pont sur la lagune, les premières façades vénitiennes dans la brume. Venezia Santa Lucia.
Je sors de la gare (aussi laide que la plupart des gares italiennes), je lance un regard amoureux au Grand Canal, au ponte Scalzi et je prends à gauche en direction de Cannaregio. Je zigzague entre les touristes, je passe un premier pont, je me faufile dans une ruelle, un autre pont, je tourne immédiatement à droite et franchis le dernier pont. Je passe un sotoportego et trouve mon hôtel dans une petite cour en impasse. Familial, simple. Chambre propre, confortable. Un souci : une tenace odeur de parfum d’intérieur doucereux. Je pose ma valise dans un coin, j’ouvre une fenêtre et je ressors aussitôt. Je retrouve le petit supermarché de mon dernier séjour à Cannaregio. Il est ouvert, bondé. Je n’ai pas faim, rien ne me tente. Je finis par prendre du fromage fumé, de la mortadelle, du pain de seigle et du jus d’abricot.
Je rentre en flânant. J’arrive à l’hôtel alors qu’il ne fait pas encore totalement nuit. Je me sens lasse, fatiguée, j’ai juste envie de cocooner. Je lis un peu, je m’endors. Je me réveille, je lis un peu, je m’endors. À 20h, je pique-nique dans ma chambre, je lis, je m’écroule à nouveau. J’ouvre les yeux dans la nuit, c’est 2019. J’ai reçu des messages et des appels en absence. Ça attendra le petit matin.
M A R T E D Ì 0 1 G E N N A I O
Je m’habille, j’attrape mon sac, je sors de ma chambre sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller les autres clients. Dans le couloir, l’écriteau "ne pas déranger" est accroché à toutes les portes. Je sors dans la fraîcheur du tout petit matin, il n’est pas 8h. Venise m’appartient. Je croise un homme qui me demande si un bar est ouvert dans le quartier. Penso di no. Je marche plus d’une heure, je croise essentiellement des chiens qui promènent leurs maîtres endormis.
Je retourne à l’hôtel pour prendre mon petit déjeuner. Buon anno. Premier cappuccino de l’année. Des oeufs, de la pancetta, du jus d’orange. Croissant et yaourt. Je retrouve ma chambre, je me douche, je réponds aux voeux de la nuit. Je repars en direction de l’arrêt de vaporetto Orto. Je monte dans le premier bateau qui passe : Murano.
Je fuis les sentiers battus par les semelles des touristes et me retrouve sur un îlot désert, recouvert de fabriques de verre désaffectées. C’est à la fois glauque et magique (et un peu inquiétant). Je prends des dizaines de photographies à des années-lumière des clichés de Venise et de Murano. Je finis par rejoindre la civilisation, longe les canaux, passe quelques ponts et entre dans une osteria. Un Aperol Spritz pour fêter la nouvelle année, des rillettes de cabillaud sur des tranches de polenta grillée et une pizza aux poivrons et aux anchois (que je ne finirai pas). Une dernière balade dans Murano, le ciel est rose et saumon. Je reprends le vaporetto et, comme à l’aller, je reste debout à l’extérieur pour respirer la lagune à pleins poumons.
Je me promène encore un peu dans Venise, côté ouest, là où le soleil sublime le ciel. Je croise un homme qui parle tout seul et qui marche pieds nus. Il est bien habillé, il lui manque juste des chaussures aux pieds. Je le revois un peu plus loin, il est arrêté et invective les passants. Je fais un détour. Finalement je le retrouve au bord d'un canal. Il continue de vociférer, retire son pantalon, le met à l’eau, le ressort, l’essore, enlève sa veste, son pull, reste en slip et trempe ses vêtements dans le canal. J’ai peur qu’il finisse par sauter. Des fenêtres s’ouvrent, des passants se retournent, s'arrêtent. J’entends une femme qui appelle la police, je continue mon chemin. Je croiserai plus loin un policier qui court puis une vedette des carabiniers.
Le supermarché est fermé. Je m’arrête dans une gelateria et commande une crêpe au citron et un jus de poire. J’arrive à l’hôtel, il fait nuit, je ne ressortirai pas.
M E R C O L E D Ì 0 2
J’ouvre les yeux plusieurs fois en fin de nuit, je prévois de quitter l’hôtel à 7h pour me balader dans le pire quartier de la ville avant l’afflux des touristes : San Marco. Je me rendors et me réveille à 8h. Raté. Je descends petit déjeuner puis remonte me doucher lorsque la salle commence à se remplir (solitaire ascendant sauvageonne).
Je marche dans les ruelles de Cannaregio, lentement. Je m’arrête, me retourne, observe, épie. Je déguste, les sens en éveil. Il n’y a que seule que je peux m’imprégner ainsi d’un lieu. Je fuis les ruelles trop courues, je me faufile sous les sotoporteghi que les touristes ne voient même pas. Je traverse des campi déserts, un nonno m’interpelle en vénitien en me montrant des pigeons qui picorent de la poussière. Je ne comprends pas, je lui souris. La factrice me salue comme une habituée. Salve.
Je m’installe dans une hostaria pour déjeuner. La magie du hasard : une carte comme je les aime, courte, simple, en italien uniquement (pas de menu turistico). Une playlist des années 80. Et finalement le meilleur fritto misto jamais dégusté, pesce e verdura. J’ai beaucoup de difficultés à quitter cet endroit.
Je poursuis ma marche d'ouest en est dans Venise, sans passer par San Marco. Je longe l'arsenal, le rio della Tana. Je débouche sur la via Garibaldi, là où je logeais avec Inès il y a dix ans. Je traverse le jardin public où nous avions pique-niqué un soir. Je me souviens de sa bonne humeur, de ses jeux, de son rire. Elle n'était encore qu'une enfant. Je suis émue par les images et les souvenirs qui affluent et me submergent en quelques minutes.
La lagune. Au loin, San Giorgio Maggiore, Santa Maria della Salute, le campanile de San Marco, le palais des doges, la vue la plus classique de Venise dans le soleil qui descend. Je m'installe sur un banc, je bouquine. Le ciel est de plus en plus rose orange flamboyant. Je me lève, je longe les jardins de la Biennale jusqu'à Sant'Elena. Je prends des photographies avec mon appareil photo, avec mon téléphone, je filme la boule de feu qui s'enfonce peu à peu dans la lagune. Et puis j'arrête tout. Je m'assieds sur un banc, je mets ma playlist "Skärgård", celle qui accompagne les moments les plus forts de mes voyages en solitaire, et je regarde. Point. Les larmes coulent derrière les lunettes de soleil, je suis heureuse, forte, INVINCIBLE.
Lorsque le soleil a disparu, je prends un vaporetto de la ligne 1, celle qui zigzague dans les méandres du Grand Canal de San Marco à la gare. Je m'installe à l'extérieur malgré le froid, je garde mes écouteurs et j'assiste au spectacle des façades des palais aux fenêtres éclairées. Je frissonne, j'ai mal aux hanches, mal aux genoux, mal au dos mais rien ne me fera quitter cet endroit.
Je me faufile entre les touristes pour rentrer, je tombe sur un nouveau supermarché, installé dans le sublime Teatro Italia. Je suis perplexe, mi-choquée, mi-satisfaite face au choix (le microscopique supermarché voisin n'offre que des produits 100% industriels bas de gamme).
G I O V E D Ì 0 3
Je me réveille vers 7h30, le ciel est dégagé, j'hésite : je saute dans mes vêtements et je file au marché du Rialto avant les hordes de touristes ? Ou à San Marco ? Finalement je me douche, je descends petit déjeuner, je remonte m'équiper pour le froid et je quitte l'hôtel à 10h sans trop savoir quel sera le programme du jour. Je file vers le ponton de S. Alvise et je me décide à prendre un vaporetto pour le Lido. Je n'y suis allée qu'une fois, lors d'un voyage scolaire à Venise pour Carnaval, en février 1986 (pfiouh). Je me souviens du vent glacial sur la plage, de nos mines congelées sur les photographies. Le ciel était gris, la mer déchainée.
Aujourd'hui, il est bleu azur. Je débarque sur le Lido et me sens en Italie, enfin. De vrais Italiens partout, des enfants qui jouent et crient dans la rue, des passants trainant des chariots de courses ou les deux mains chargées de sachettini du supermarché, des nonne et des nonni qui se promènent, soutenus par un fils, une fille, une canne ou un déambulateur. Les terrasses sont pleines d'Italiens qui sirotent un espresso et le soleil.
Je traverse l'île, direction la plage. Je m'enfonce dans le sable jusqu'au tapis de coquillages qui borde les flots, je tente de faire quelques photographies, et puis à quoi bon ! Je déguste, je me remplis de tout ce qui m'entoure. Je m'installe sur un ponton face au soleil.
Je quitte la plage après peut-être une heure, peut-être deux. Je longe quelques canaux, bordés d'immeubles d'habitation et de maisons de maître très chic. Tout est incroyablement calme. Je débouche sur une petite place, je passe une première terrasse, m'installe sur la seconde, en plein soleil, et commande un Aperol Spritz et des patatine. Je savoure.
Je reprends le vaporetto, descends à Zattere, saute dans un second bateau pour la Giudecca. Je n'y suis plus retournée non plus depuis plus de trente ans, nous logions dans l'auberge de jeunesse de l'île. La vue sur Venise dans le soleil qui descend est sublime, mais la rive est, les ruelles et les canaux intérieurs sont dans l'ombre, je marche mais j'ai froid. Je regarde quelques minutes l'entrainement de calcio des gosses du quartier, tous parfaitement équipés, maillots, chaussettes, protège-tibia, crampons. Je repars vers l'embarcadère et attends en frissonnant le vaporetto qui me ramènera à S. Alvise.
La veille, j'avais réservé une table pour le dernier soir dans une ostaria découverte il y a deux ans avec ma soeur, située à 2 minutes de l'hôtel. Je bouquine en attendant l'heure, j'ai faim. À 19h, enfin, je rejoins l'Ostaria da Rioba. Je commande un antipasto, un primo piatto, fromage ET dessert : flan de brocoli, soupe de haricots borlotti aux calamars et chou noir, pecorino et confit de poivrons, bavarois aux pistaches, cacao noir et caramel salé. Une merveille, une TUE-RIE. Je ressors à 21h et marche un peu pour profiter de cette dernière soirée. Ce quartier de Cannaregio est vraiment mon préféré pour séjourner près des Vénitiens.
V E N E R D Ì 0 4
Dernier réveil, dernier matin, dernier jour. Je me douche, prends mon petit déjeuner dans une salle déserte, remonte boucler ma valise. Je la laisse à la réception et pars marcher dans Venise quelques heures encore. Comme toujours, j'ai des idées en tête mais rien de définitif. Telle une girouette, je change d'avis au gré du vent de mes envies. Je prends le vaporetto à S. Alvise, prévois de descendre à Zattere et de me perdre dans Dorsoduro, un quartier où je n'ai pas encore trainé mes guêtres cette année. Ou de visiter la Fondation Guggenheim où je ne suis jamais allée.
Finalement, la lumière est si belle, je laisse passer l'arrêt Zattere et continue jusqu'à Sant'Elena. Le stade, le club de voiles, des photographies qui ne ressemblent pas à Venise (ni canaux, ni gondoles, ni ruelles, ni ponts). Tout ce que j'aime. Je traine, je prévois de reprendre le vaporetto à San Pietro di Castello, et puis je me souviens que mon abonnement de trois jours est terminé depuis midi. Je décide donc de rentrer à pieds, de traverser Venise pour la dernière fois, d'est en ouest. Les jardins de la Biennale, la Riva dei sette Martiri, la Riva degli Schiavoni. Face à moi, Santa Maria della Salute et le campanile de San Marco. De plus en plus de touristes. Je m'enfonce dans une ruelle, calle della Pietà, plus personne. Je marche je marche je marche, je sors mon téléphone quelques fois, pour vérifier la direction et l'heure. Il faut que je sois à l'hôtel vers 13h30, 13h45 au plus tard. Je me retiens de sortir mon appareil à photo, je n'ai pas le temps, je photographie avec les yeux. Enfin je reconnais le ponte Chiodo, la Scuola Grande della Misericordia, j'y suis presque.
J'appuie sur la sonnette de l'hôtel, il est 13h40. Je me repoudre le nez, je récupère ma valise, je la traine jusqu'à la gare. J'ai le temps de faire un dernier petit film panoramique du haut des marches de la stazione, de m'acheter un sandwich tomate mozzarella et une salade de fruits pour le voyage, la voie est annoncée, je rejoins mon train, carrozza 7, place 11d.
Le wagon est désert jusqu'à Padova. Une jeune femme s'installe à côté de moi, souriante. Elle trie des papiers, prend des notes. Parmi ses papiers, des partitions de musique. A Vérone, une grand-mère et sa petite fille s'assoient face à nous. La fillette a des yeux immenses, ni marron, ni vert, ni gris, bordés de très longs cils foncés. Un regard fascinant que je n'ai trouvé que chez les Italiens. Je voudrais la photographier, je n'ose pas.
Je descends à Milano Centrale, le train suivant est déjà en place, je m'y précipite, je m'installe. Il se remplit peu à peu. Une femme s'assied face à moi, elle parle français avec son mari assis plus loin. Puis un père et son fils, le père à côté de moi. Il sent (il pue) la vieille fumée, il s'installe : jambes écartées, coudes sur les accoudoirs. Depuis qu'Olivier-le-prof-de-français, féministe avéré, m'a fait remarquer que les hommes prennent (presque) toujours leurs aises dans les transports en commun alors que les femmes se font toutes petites, je suis éberluée face à ce constat. Et je me soumets, bêtement, faiblement. Ce fut le cas dans le vol de retour de Copenhague, ce sera le cas dans le train de retour depuis Milan, les jambes serrées, collées à la poubelle, le coude de Monsieur dans mes côtes. Je tente de bouger, de gagner du terrain, il ne se déplace pas d'un centimètre.
La femme en face de moi rejoint son mari, je peux étendre mes jambes trois minutes, jusqu'à ce que la place soit prise par un homme. Je suis partagée entre pitié et haut-le-coeur. Il vient de se faire insulter et humilier par un jeune contrôleur arrogant, devant tout le wagon. Je le sens tendu, blessé. Il a plusieurs sacs qu'il essaie de caler entre ses jambes, sur ses genoux, sur la tablette, il ne peut plus bouger. Le haut-le-coeur provient de son odeur : il a sûrement couru pour attraper son train. Il descend à Domodossola et est remplacé par un jeune homme. Je respire et m'étire. Une demi-seconde. Il sent l'alcool et glisse sa petite valise sous ses pieds. Mes jambes sont définitivement coincées contre la poubelle, je ne peux même plus les allonger. Dès que je bouge d'un demi-centimètre, je touche un pied ou un genou ou la valise ou la poubelle. Je fulmine mais ne parviens pas à réagir. Après quelques minutes, le jeune homme sort une cannette de 5 dl de bière. Une nouvelle fois, mon odorat n'a pas failli (dans une vie antérieure, j'étais chien de chasse). Le haut-parleur annonce que le train circule avec un retard de vingt minutes. Décidément, rien ne me sera épargné.
Après près de 4h de calvaire, je descends enfin. J'ai le temps de m'acheter un second pique-nique, sandwich fromage-oeuf et jus de citron. Je fais les cent pas sur le quai de la gare pour me réchauffer et surtout pour mobiliser mes articulations endolories. Mon dernier train arrive, il est désert, calme, sans odeurs nauséabondes. Les quarante-cinq dernières minutes sont presque agréables. Je manque mon bus, pas grave, je prends un taxi. Je lis 22h15 à l'horloge du four lorsque je pousse la porte de mon nid. Je ne m'assieds pas, j'inspire un grand coup et je vide ma valise en me promettant d'être au lit à 23h.